29/09/22 – La photo

Explication de l’extrait la Goutte d’Or de Michel Tournier

La photographie

« — Tu peux la regarder, tiens, cette photo ! C’est sans doute la seule photo existant à Tabelbala. Il y avait bien celle de Mustapha qui était allé en voyage de noces à Alger. Il s’était fait photographier avec sa femme. Mais je crois bien que la photo a disparu. C’est peut-être la belle-mère qui l’a brûlée. Les vieux n’aiment pas trop les photos ici. Ils croient qu’une photo, ça porte malheur. Ils sont superstitieux, les vieux…

— Et toi, tu ne crois pas qu’une photo peut porter malheur ? demande Idriss.

— Oui et non. Mon idée, tu vois, c’est qu’une photo, il faut la tenir, la maîtriser, dit-il en faisant des deux mains le geste d’empoigner quelque chose. C’est pourquoi Mustapha n’avait rien à craindre de cette photo faite à Alger : elle était épinglée au mur. On la voyait tous les jours. C’est comme celle-là. Je la surveille, coincée dans son sous-verre. Mais tu vois, cette photo, elle a toute une histoire. Une histoire tragique. Écoute un peu ça. Nous étions au repos dans un village près de Cassino. Il y avait un gars du service photographique de l’armée. Il m’a pris avec ces deux copains. Plusieurs  sections se trouvaient ensemble au repos, et les deux gars assis avec moi appartenaient à une autre section que la mienne. Mais on se connaissait. Au repos, on se retrouvait. On rigolait ensemble. Deux jours plus tard, je rencontre le photographe. Il sort une enveloppe de sa poche, et il me la donne. Elle contenait la photo en trois exemplaires : « C’est pour toi et tes copains », il me dit. « Tu leur donneras à chacun leur photo. » Je remercie et j’attends de rencontrer les deux autres. L’occasion ne se présente pas. Le surlendemain, on montait tous en ligne. C’était le 30 avril 1944. Je suis pas près d’oublier la date. On attaquait une fois de plus les Allemands retranchés dans le monastère du mont Cassin. Les Américains s’étaient déjà cassé les dents dessus au moins deux fois. C’était notre tour. Quel massacre ! Des deux côtés, Alliés et Allemands. C’est là que j’ai gagné ma croix. Tu penses que j’avais oublié les photos ! N’empêche que je les avais toujours sur moi, bien au chaud contre ma poitrine, un détail important. La semaine suivante, on était de nouveau au repos. Je vais voir à la section de mes deux copains. Cette section avait salement trinqué. Eh bien, après des recherches, j’ai fini par apprendre qu’ils avaient été tués tous les deux…

Il observe en silence la photo encadrée sur le mur.

— C’est une histoire qui m’a fait réfléchir, tu vois. Je pense que cette photo, parce que je la portais sur moi, elle m’a plutôt porté bonheur. Les autres, les deux copains, bien sûr, c’était pas de leur faute, mais ils avaient laissé partir leur image. C’est pas des choses à faire. Je peux pas m’empêcher de penser que si j’avais pu leur donner leur photo à chacun, il leur serait peut-être rien arrivé.

— Alors, leurs photos, qu’est-ce que tu en as fait ? lui demande Idriss.

— Je les ai remises au chef de leur section pour qu’il les envoie à leur famille. Ils étaient algériens, l’un de Tlemcen, l’autre de Mostaganem.

Idriss se demandait si son oncle était au courant de son histoire de photo prise par la femme blonde. Il n’en doute plus quand Mogadem lui dit après un silence, et en le regardant au visage :

— Non tu vois, les photos, faut les garder. Faut pas les laisser courir ! »

Extrait de: Michel Tournier. « La Goutte D’Or. » Apple Books.

 

 

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