Comment Wang Fo fut sauvé

Comment Wang-Fô fut sauvé
Marguerite Yourcenar , Nouvelles orientales,

Le vieux peintre Wang-Fô et son disciple Ling erraient le long des routes du royaume de Han. Ils avançaient lentement, car Wang-Fô s’arrêtait la nuit pour contempler les astres, le jour pour regarder les libellules. Ils étaient peu chargés, car Wang-Fô aimait l’image des choses, et non les choses elles-mêmes, et nul objet au monde ne lui semblait digne d’être acquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et d’encres de Chine, des rouleaux de soie et de papier de riz. Ils étaient pauvres, car Wang-Fô troquait ses peintures contre une ration de bouillie de millet et dédaignait les pièces d’argent. Son disciple Ling, pliant sous le poids d’un sac plein d’esquisses, courbait respectueusement le dos comme s’il portait la voûte céleste, car ce sac, aux yeux de Ling, était rempli de montagnes sous la neige, de fleuves au printemps, et du visage de la lune d’été ( …)

Depuis des années, Wang-Fô rêvait de faire le portrait d’une princesse d’autrefois jouant du luth sous un saule. Aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme. Puis WangFô parla de peindre un jeune prince tirant de l’arc au pied d’un grand cèdre. Aucun jeune homme du temps présent n’était assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin. Ensuite, Wang-Fô la peignit en costume de fée parmi les nuages du couchant, et la jeune femme pleura, car c’était un présage de mort. Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang- Fô faisait d’elle, son visage se flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose: les bouts de l’écharpe qui l’étranglait flottaient mêlés à sa chevelure ; elle paraissait plus mince encore que d’habitude, et pure comme les belles célébrées par les poètes des temps révolus. Wang-Fô la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes.

Wang-fô et Ling décident de partir explorer le monde. Un jour des soldats viennent les arrêter et les emmener au palais impérial. Ils entrent dans la salle où se trouve l’Empereur de Chine : le Fils du Ciel

– Dragon Céleste, dit Wang-Fô prosterné, je suis vieux, je suis pauvre, je suis faible. Tu es comme l’été ; je suis comme l’hiver. Tu as Dix Mille Vies ; je n’en ai qu’une, et qui va finir. Que t’ai-je fait? ( …)

– Tu me demandes ce que tu m’as fait, vieux Wang-Fô ? dit l’Empereur ( …) Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais, car il était d’avis que les personnages des tableaux doivent être soustraits à la vue des profanes (…). C’est dans ces salles que j’ai été élevé, vieux Wang-Fô, car on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d’y grandir. Pour éviter à ma candeur l’éclaboussure des âmes humaines (…) il n’était permis à personne de passer devant mon seuil, de peur que l’ombre de cet homme ou de cette femme ne s’étendît jusqu’à moi. Les quelques vieux serviteurs qu’on m’avait octroyés se montraient le moins possible ; les heures tournaient en cercle ; les couleurs de tes peintures s’avivaient avec l’aube et pâlissaient avec le crépuscule. La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir, je les regardais, et, pendant près de dix ans, je les ai regardées toutes les nuits.

(…)  Tu m’as fait croire que la mer ressemblait à la vaste nappe d’eau étalée sur tes toiles, si bleue qu’une pierre en y tombant ne peut que se changer en saphir, que les femmes s’ouvraient et se refermaient comme des fleurs, pareilles aux créatures qui s’avancent, poussées par le vent, dans les allées de tes jardins (…) A seize ans, j’ai vu se rouvrir les portes qui me séparaient du monde : je suis monté sur la terrasse du palais pour regarder les nuages, mais ils étaient moins beaux que ceux de tes crépuscules (…) Tu m’as menti, Wang-Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé (…). Le royaume de Han n’est pas le plus beau des royaumes, et je ne suis pas l’Empereur. (…) . Et c’est pourquoi, Wang-Fô, j’ai cherché quel supplice te serait réservé, à toi dont les sortilèges m’ont dégoûté de ce que je possède, et donné le désir de ce que je ne posséderai pas. Et pour t’enfermer dans le seul cachot dont tu ne puisses sortir, j’ai décidé qu’on te brûlerait les yeux, puisque tes yeux, Wang-Fô, sont les deux portes magiques qui t’ouvrent ton royaume. Et puisque tes mains sont les deux routes aux dix embranchements qui te mènent au cour de ton empire, j’ai décidé qu’on te couperait les mains. M’as-tu compris, vieux Wang-Fô ? »

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