Nous avons étudié un extrait de La goutte d’or de Michel Tournier. A partir du texte nous avons exploré le rapport entre la photographie et la réalité. L’art surpasse-t-il le réel comme le prétend le photographe?
« Idriss s’était avancé pour découvrir l’intérieur du « studio ». Une toile de fond figurait très naïvement un palais oriental. Autour d’un bassin agrémenté d’un jet d’eau, une foule de femmes chastement dénudées jonchait le sol garni de coussins multicolores. Déguisé en sultan oriental, un jeune homme prenait des airs farauds. Mustapha, très gros, coiffé d’une calotte rouge, arrêta le vieux phonographe qui fournissait l’ambiance sonore. Le jeune homme commença à enlever ses oripeaux orientaux.
— La photo sera prête demain soir, promit Mustapha. C’est quinze dinars.
Il aperçut alors Idriss et, très myope, le prit pour un nouveau client.
— Monsieur vient pour un portrait ? Ici, c’est le palais du rêve. Mustapha, artiste photographe, vous offre la réalisation de vos fantasmes les plus fous.
Mais son obséquiosité prit fin quand il comprit qu’Idriss n’était pas un client.
— Qu’est-ce que tu fais là à nous espionner ?
— Je regardais.
— Tu n’as rien à regarder ici. Va un peu plus loin.
Va un peu plus loin… Idriss entendait cette injonction pour la seconde fois. Mais n’était-ce pas précisément ce qu’il ne cessait de faire : aller un peu plus loin ?
— Je cherche du travail pour deux jours, dit-il à tout hasard.
— Qu’est-ce que tu sais faire ?
— On m’a déjà photographié. Une femme blonde.
— Tiens donc ! Une femme blonde ? Sans doute était-elle amoureuse de toi ?
— Je ne sais pas.
Le jeune homme reparut en salopette de chauffeur.
— Alors à demain soir, je passe prendre la photo.
Mustapha cacha mal sa contrariété.
— N’oublie pas les quinze dinars, grogna-t-il.
Il allait décharger sa mauvaise humeur sur Idriss, quand il fut requis par la survenue d’un couple de touristes. Redevenu tout sourire, il se précipita à leur rencontre.
— Messieurs-dames, Mustapha artiste photographe est là pour réaliser vos rêves.
Il les entraîne un peu ébahis dans son studio et déploie des fonds.
— Voulez-vous explorer la forêt vierge et affronter les grands fauves africains ? Voulez-vous gravir les massifs rocheux du Hoggar et y chasser les mouflons et les aigles ? Voulez-vous au contraire vous embarquer sur un fier voilier pour sillonner la mer Méditerranée ?
Et chaque fois, il déployait une toile naïve et criarde.
Le monsieur essaya de reprendre pied.
— Ça suffit, ça suffit ! Nous faisons partie, ma femme et moi, d’un groupe qui fait un circuit saharien organisé : Timimoun, El Goléa, Ghardaïa.
— Alors voilà, s’empressa Mustapha, je vous prends sur fond de dunes dorées et de palmes verdoyantes. Viens par ici toi !
Aidé par Idriss, il accroche aux poutres du plafond le décor saharien annoncé. Puis il s’active autour de son appareil. Le monsieur, poussé devant la toile avec son épouse, tente pourtant de protester.
— C’est tout de même un peu fort d’aller au Sahara pour se faire photographier en studio devant un décor peint représentant le Sahara !
Mustapha interrompt ses préparatifs et s’avance vers lui
Mustapha interrompt ses préparatifs et s’avance vers lui un doigt doctement levé.
— Ça, monsieur, c’est l’accession à la dimension artistique ! Oui, c’est bien ça, répète-t-il avec satisfaction, l’accession à la dimension artistique. Chaque chose est transcendée par sa représentation en image. Transcendée, oui, c’est bien ça. Le Sahara représenté sur cette toile, c’est le Sahara idéalisé, et en même temps possédé par l’artiste.
La dame l’avait écouté avec extase.
— Monsieur le photographe a raison, Émile. En nous photographiant dans ce décor, il nous idéalise. C’est comme si nous planions sur les dunes.
— C’est ça, c’est le mot qui convient : planer. Je vais vous faire planer sur les dunes.
Mais le monsieur s’obstinait.
— D’accord, mais puisque le vrai Sahara est là, je ne vois toujours pas pourquoi il faut se faire photographier en studio devant un Sahara peint en trompe-l’œil.
Mustapha savait être conciliant.
— Cher monsieur, c’est toujours possible de vous photographier en train de marcher avec votre épouse dans le sable et les cailloux. Ça s’appelle de la photo d’amateur, de la photo touristique. Moi je fais du professionnel. Je suis un créateur. Je recrée le Sahara dans mon studio, et je vous recrée par la même occasion.
Puis il se tourne vers son phonographe dont il actionne vigoureusement la manivelle. La musique sucrée et langoureuse fait sursauter le monsieur.
— Sur un marché persan de Ketelbey ! Il ne manquait plus que ça !
Cependant Mustapha avait disparu sous le voile noir de son appareil.
— S’il vous plaît, madame et monsieur, mettez-vous en place au centre du paysage saharien. Voilà, très bien, la mise au point est parfaite.
Il émerge à la lumière, l’air inspiré et solennel.
— Et maintenant, madame et monsieur, le grand moment est arrivé. Vous êtes saisis par l’âpre beauté du paysage désertique. Vous recevez en plein cœur la leçon d’austérité et de grandeur qui s’élève de ces sables, de ces pierres. Vous sentez tomber de vous tous vos désirs mesquins, vos préoccupations médiocres, vos soucis sordides. Vous êtes purifiés !
Malgré eux, l’homme et la femme avaient pris un air solennel.
— Ça me rappelle le jour de notre mariage, le discours du maire ou du curé, je ne sais plus, murmura la femme.
Et lorsque Mustapha, s’inclinant très bas, les remercia, leur promit que la photo, disponible dès le lendemain matin, serait excellente et qu’il leur en coûterait trente dinars, ils se secouèrent comme au sortir d’une séance de spiritisme.
— Il y a quand même une chose qui m’intrigue, dit l’homme avant de sortir.
— À votre aimable disposition !
— Si j’ai bien compris, la photo que vous venez de faire de nous sera en noir et blanc ?
— Certainement, certainement, nous autres professionnels, nous laissons la couleur aux amateurs de chromos.
— Bien. Mais alors pourquoi diable vos décors sont-ils peints en couleurs ?
La question parut prendre Mustapha au dépourvu.
— En couleurs ? répéta-t-il en regardant son décor saharien comme s’il le voyait pour la première fois. Vous voulez savoir pourquoi j’utilise des décors de couleurs pour faire des photos en noir et blanc ?
— Exactement.
— Eh bien, mais… pour l’inspiration, évidemment.
— Quelle inspiration ?
— La mienne bien sûr, mais aussi celle de mes clients, et aussi, pourquoi pas, celle de l’appareil.
— L’inspiration de votre appareil de photo ?
— Mais oui, mon appareil participe à la création, il faut qu’il ait du talent lui aussi, qu’est-ce que vous croyez ! Alors je lui montre un paysage en couleurs. Il le voit, il l’aime, et quand il le reproduit, eh bien quelque chose des couleurs transparaît dans le noir et blanc. Vous comprenez ?
— Non, dit l’homme d’un air buté.
— Mais si, Émile ! intervint sa femme. Monsieur le photographe a raison : il fait de la couleur avec du noir et blanc. Oh, monsieur le photographe, il ne faut pas en vouloir à mon mari, vous savez, il est si peu poète ! »
Extrait de: Michel Tournier. « La Goutte D’Or. » Apple Books.
Vocabulaire:
hasteté: pudeur
chaste: pudique
faraud: fier: orgeuilleux
marabout/ saint/ charlatan
oripaux: vêtements ayant gardé une ancienne splendeur.
prendre pour: penser que cette personne est tu te prends pour qui?
ton obséquieux: trop poli
injonction: ordre
contrarié: fâché, en colère ( la contrariété)
requête: demande
ébahi: surpris, étonné
déployer: ouvrir
gravir: monter
graver : dessiner
reprendre pied: reprendre le contrôle
interrompre: stopper / arrêter
doctement: savamment
Production écrite:
Est-ce que la photographie sert à transcender la réalité?