De Rabelais à Aya Nakamura 30janvier 2024

https://www.radiofrance.fr/mouv/booba-aya-nakamura-quand-des-artistes-issus-de-banlieue-reinventent-la-langue-francaise-1915932

Avant Aya Nakamura, qui “réinvente la langue française” selon un député LaREM, d’autres artistes issus de banlieue avaient fait évoluer nos modes d’expression.

De Rabelais à Aya Nakamura

Il y a quelques jours, le député LaREM Rémy Rebeyrotte a provoqué le débat en encensant Aya Nakamura et sa propension à réinventer les expressions françaises : “La richesse de la langue, c’est certes, son évolution permanente, qui rend le français vivant, c’est sa créativité. C’est pour ça, d’ailleurs, que face aux anglicismes, nous avons intérêt à réinventer notre langue en permanence. Quand je vois des jeunes comme Aya … comment s’appelle-t-elle ? Aya Nakamura, qui aujourd’hui, par sa chanson, est en train de réinventer un certain nombre d’expressions françaises, ça me paraît absolument remarquable. Elle est en train de porter au niveau international de nouvelles expressions et évolutions de la langue. Et ça c’est des choses extrêmement fortes. Il y a, à la fois, la capacité de la langue à se réinventer sans arrêt, et en même temps, à continuer à porter ses accents et sa diversité”

On peut évidemment débattre longuement sur son affirmation, mais une chose est indéniable : de Booba à Aya Nakamura en passant par Rohff ou PNL, les artistes ayant grandi en banlieue ont été trituré la langue française, tordant sa grammaire et enrichissant son vocabulaire comme l’ont fait d’autres auteurs depuis des siècles. On cite par exemple régulièrement un auteur comme Rabelais (1483-1553), au XVIème siècle, pour sa capacité à synthétiser des éléments de langues vernaculaires ou d’argots à son lexique, ou les auteurs de La Pléiade, comme Joachim du Bellay (1522-1560) ou Pierre Ronsard (1524-1585), pour leur propension aux néologismes et leur volonté d’enrichir la langue française.

De nombreuses influences linguistiques ont transformé notre langue au fil des siècles, comme le latinisme et surtout l’italianisme à la Renaissance, avant que l’institutionnalisation de la langue ne fixe un cadre qui n’aura cessé d’évoluer : disparition progressive du passé simple à l’oral, modifications phonétiques, et plus récemment, féminisation des noms de métiers, anglicismes, sans compter les débats actuels sur l’écriture inclusive. En somme : le français est une langue extrêmement vivante, dont les règles ne sont pas figées dans le temps. Elle évolue en fonction des usages, des influences étrangères, de l’apparition de nouveaux mots-valise, ou de la popularité de certaines particularités linguistiques purement locales ou générationnelles qui finissent par s’imposer à tous.

Le rap français, un laboratoire de langue

A titre d’exemple, certains mots de verlan sont aujourd’hui adoptés par la majorité des couches sociales et des générations. Si le principe d’inverser des syllabes existe depuis des siècles, la popularisation du phénomène à partir du début des années 90 se fait en parallèle de l’explosion du rap en France. S’ils ne sont pas les seuls acteurs de la démocratisation du verlan, les rappeurs y contribuent en l’employant très tôt dans leurs textes : en 1990, sur le premier gros tube du rap français, Bouge de là, MC Solaar place par exemple les mots “chelou” ou “charclo”. Si le verlan est rapidement utilisé comme un moyen de caricaturer le rap ou plus largement la banlieue (l’inexplicable “zyva” que personne n’a jamais employé en dehors d’un sketch), il finit tout de même par devenir une évolution naturelle du français et par être accepté. 

La réussite commerciale du rap pousse le genre à se diversifier et de nouveaux artistes explosent d’année en année entre la fin des années 90 et le début des années 2000. On compare alors les rappeurs aux poètes modernes, un statut que certains artistes revendiquent tandis que d’autres le rejettent. Au fil du temps, les lyricistes ont appris à adapter leur écriture aux formats que leur impose le rap. Métaphores en pagaille, véritables exercices de style, storytellings : le rap français devient un véritable laboratoire de langue, où les expérimentations sur la syntaxe, les figures de style, l’intégration d’argots, deviennent aussi nombreuses et certainement plus fréquentes que dans la littérature. Particulièrement influencé par le mode d’expression des banlieues, le rap français l’institutionnalise progressivement en le diffusant à plus grande échelle, et en laissant des traces d’un langage uniquement oral.

En 2003, la prestigieuse revue littéraire La Nouvelle Revue Françaises’intéresse à l’écriture de Booba, et encense autant le rappeur qu’elle fustige les écrivains contemporains : 

Un foetus avec un calibre, l’épiderme d’un faux billet, pour prendre deux exemples absolument au hasard, est-il besoin d’insister ? Demandez aux jeunes écrivains français de s’aligner, les malheureux ; Messieurs, vos métaphores ! Mes métaphores, quelles métaphores ?”.

Comparé à Céline, mais aussi à Proust ou Mallarmé, Booba est décrit comme l’un des grands auteurs contemporains par Thomas Ravier. L’hommage à l’auteur de Temps Mort est prestigieux, mais avec lui, c’est tout le rap français qui se voit validé par le monde littéraire. En expérimentant de nouvelles techniques d’écriture, en intégrant des termes d’origine étrangère, des mots d’argot, mais aussi en innovant sur le plan de la syntaxe, les rappeurs transforment la langue française. La grammaire bien particulière de Booba sera étudiée maintes fois tout au long de sa carrière, on peut par exemple citer sa propension à supprimer les déterminants ou les pronoms (“on a perdu meilleur soldat”), ou à mélanger les langues (“j’étais dans l’cul d’ta hlel just a week ago”, trois langues en une seule phrase, c’est audacieux).

En mode, OKLM, ouais gros…

D’autres rappeurs ont su jouer avec la langue française en torturant sa syntaxe ou en reconstruisant sa grammaire. Philippe Dijan, romancier français récompensé par les prix Jean-Freustié, Interallié, et plusieurs fois nommé aux Molières, a par exemple fait l’éloge du travail effectué par PNL sur la langue française : “J’ai été stupéfait par la manière dont la langue pouvait évoluer et devenir autre chose […] Les types qui écrivent du rap, pour moi, c’est des écrivains, ils racontent des histoires. PNL, la manière dont ils destructurent les phrases, ils prennent dans le mot et ils arrivent à faire des trucs, je suis étonné et heureux en même temps.

« Grâce à qui ta grand-mère parle en mode ?”,demande Rohff dans son dernier titre en date, GOAT. Le rappeur vitriot est réputé pour sa faculté à populariser des expressions, on se souvient par exemple du fameux “zoulette”, ou, plus éloquent encore, de son terme de “zumba” devenu un qualificatif populaire pour un sous-genre entier de musique. L’exemple de la démocratisation de l’expression “en mode” démontre à quel point l’utilisation d’un mot ou d’un groupe de mots par un rappeur accélère sa diffusion auprès du grand public.

Avant 113, l’expression “gros” était par exemple réservée à une petite partie de la population, et s’entendait surtout dans le Val de Marne. Libération a d’ailleurs consacré un article à l’origine de cette expression, qui viendrait du grand banditisme, avant d’être diffusée à plus grande échelle suite au succès national de Rim’K, AP, et Mokobé. Ces expressions viennent pour la plupart du langage populaire d’une localité limitée géographiquement, et se trouvent donc disséminées sur le territoire grâce à la notoriété des artistes. De la même manière, des expressions comme “à la bien”, “s’enjailler” ou “oklm” n’ont pas été inventées telles quelles par des rappeurs, mais ont connu un regain populaire après leur mise en avant par Soprano, La Fouine ou Booba. 

https://www.youtube.com/watch?v=MNYsmMDZfiA

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